Ne conclue-t-on jamais ?...
Tandis que la fin du voyage
approche à grands pas, cette grande question du bonheur à laquelle nous nous
sommes attelés depuis les premiers kilomètres prend chaque jour de plus en plus
l’allure d’une montagne inaccessible : nous en devinons les contours, traçons
par l’esprit certains passages, mais elle reste si vaste et nous avançons si
lentement qu’il nous semble parfois ne jamais devoir en atteindre le sommet…
comment alors ne pas trembler au moment de ‘conclure’ ?
Ne conclue-t-on jamais ?...
Assurément non.
Ce matin, les jambes tournent
bien. Il fait frais. Il a plu durant la nuit.
La campagne somnole
encore : les prés s’évaporent gentiment, tandis qu’à l’orée des bois, les
feuilles égrainent sans impatience les dernières gouttes accrochées à leurs
pointes. Les troupeaux semblent statufiés. Seules mandibules et extrémités de
queue s’animent légèrement.
Aucun bruit. Quelques chants
épars… et quelques gravillons projetés discrètement sur la carriole.
L’air frais caresse les joues,
tandis qu’à l’intérieur de nos vestes, le moteur tourne et nous réchauffe de
l’intérieur.
Nous surprenons 2 renardeaux en
train de jouer, qui ne remarquent même pas notre présence.
C’est à peu près tout…
Les rencontres de ces dernières
semaines nous habitent entièrement. Légères… agréables. Diverses.
Réconfortantes…
…
Celles-ci se mêlent, se
juxtaposent et s’émancipent, se superposent et s’opposent… dans le demi silence
qui entoure notre progression, tout juste rythmé de quelques gravillons
discrètement projetés, des évidences
naissent… malgré nous.
Des évidences aux allures de vérités, qui semblent donner aux
battements de cœur quelque chose de profondément inébranlable… en cet instant,
pas un seul soupçon de doute. Pas une once de crainte, ni de réserve.
Sensation à la fois fascinante
et terrifiante de la ‘certitude’…
Sans prévenir, tout semble être
‘là’.
Comme le disait malicieusement
Erik, assis parmi les débris de Tacheles : ‘C’est là, juste sous tes
yeux’…
Ca a toujours été ‘là’, sous nos
yeux...
Qu’est-ce que le bonheur ?
A contempler la montagne depuis
la plaine, comment évidemment ne pas être découragé…
La montagne se gravit
pourtant : à notre mesure, avec assiduité, en avançant, petit pas après
petit pas.
De même, il faut sûrement
abandonner tout espoir d’atteindre cette ‘question du bonheur’ en l’attaquant
de front. Se contenter de petits pas. Atteindre quelques cols intermédiaires,
et poursuivre toujours la route.
Ces cols intermédiaires :
toutes ces rencontres que l’on a faites, avec pour chacune d’entre elles, un
fragment de réponse. Des fragments aux contours difformes, éléments inintelligible
considérés unitairement, mais qui, comme des pièces de puzzle, combinés les uns
aux autres, révèlent quelque relief jusqu’alors indiscernable.
Un relief que l’on avait
pourtant jusque-là toujours ‘vu’, par bribes… inconsciemment.
Sans le reconnaître.
Le bonheur est solitaire.
Evidence…
Une évidence telle qu’une fois
formulée en mots, je ris de constater que cela avait pu m’échapper jusqu’à présent…
je ris tout en pédalant.
Tandis qu’autour de moi,
l’Estonie défile, je suis ailleurs…
Le bonheur est solitaire :
c’est en soi qu’il faut le rechercher. Se laisser guider par son sentiment
profond… tout commence par là.
‘Le bonheur n’est pas chose aisée. Il est très difficile de la trouver
en soi, il est impossible de le trouver ailleurs’.
Cette maxime de Bouddha,
entendue je ne sais plus où, ni quand, gravée quelque part depuis, résonne en
cet instant d’une lumière nouvelle : ‘il
est impossible de le trouver ailleurs’…
…
‘Le bonheur n’est pas chose
aisée’…
Autre évidence.
Il me semble qu’en unissant ces
deux fragments, un chemin considérable est déjà parcouru…
Sûrement le savais-je déjà… oui,
il me semble en effet l’avoir toujours su.
Et pourtant, il me semble que
jamais je n’aurais jusqu’à présent été en mesure d’énoncer de telles évidences.
Et tandis que ces évidences
s’imposent d’elles-mêmes, chassant un à un les nuages qui les dissimulaient, je
reconnais ceux-ci tandis qu’ils s’évaporent (‘ne serait-il pas plus intéressant
de s’intéresser aux obstacles ?’ avait avancé Erik…).
La première erreur consiste
évidemment à s’en remettre à d’autre pour être heureux.
S’en remettre à ‘on’… à ‘tout le
monde’. A cet être indistinct et omniprésent, qui à coup sûr, saurait mieux que
nous… s’en remettre au grand nombre. A de grands borgnes.
Leur obéir, gesticuler, suivre,
poursuivre, s’essouffler…
Accumuler, amasser, avoir et
s’endetter.
S’aliéner…
…
‘le bonheur est une chose trop
précieuse pour être confié à autrui’, autre citation d’un certain Dalaï Lama…
et pourtant, combien déjà s’y perdent ?
…
Autre erreur, autre
espoir : croire que le bonheur est une chose facile.
‘Il est très difficile de la trouver en soi…’
Combien se perdent en route,
séduits par les sirènes de la facilité ?
Séduire se dit verführen en
allemand : il y a l’idée de guider (führen) tout en déviant de la
trajectoire (‘ver’)…
Non, le bonheur ne semble pas
une chose facile.
Le plaisir, ce ‘bonheur des
fous’ peut être facile. Le bonheur, non.
Elever sa fille seule. Ywonne.
A coup sûr, une chose qui n’est
pas facile, et c’est pourtant son bonheur. Divorcer et revenir au pays. Une
nécessité solitaire. Qui n’a rien de ‘facile’…
Pédaler des heures durant.
Robert.
Un effort physique qui en
épuiserait plus d’un rien que par la pensée. Et pourtant, son bonheur. Sa ‘passion’… les heures consacrées à sa
boutique. Du travail.
Ces soirées de guitare, ces
suites d’accords réconfortantes. Vincent.
Là aussi, avant d’être suite
d’accord, ces mélodies ont été heures d’apprentissage, de douleur de poignet
trop raide, de répétition… de même ces aller-retour dans la maison sur un
monocycle avant de pouvoir monter un spectacle. Heiner.
Qui ne s’est pas laissé
décourager par de séduisantes sirènes (‘il est trop tard pour apprendre’…).
Apprendre… créer.
Des masques ou des totems.
Rien de ‘facile’.
Des suites d’essais. Des suites
d’échecs au regard de la ‘perfection’… des suites de ‘victoires’ au regard des
tentatives personnelles précédentes.
Ici encore, à quoi et à qui s’en
remet-on ?
Le bonheur est solitaire.
Il n’a donc pas à être démontré
et se suffit à lui-même.
Je reconnais ici un joli tour de
passe-passe de nos sociétés occidentales… où ‘bonheur solitaire’ et ‘bonheur
individualiste’ sont confondus.
Si la première étape consiste à
exhorter chacun à être heureux, dès le plus jeune âge (une aspiration naturelle
qu’il n’est pas difficile d’encourager) et la seconde à lui donner les
clefs de ce bonheur (nécessairement
consumériste et matérialiste), la troisième consiste en effet à exacerber
l’individualisme et le culte du ‘moi’, en opposition aux autres, afin que cette
poursuite du bonheur devienne une ‘revendication compétitive’ et puisse se
renouveler sans cesse…
Dès lors, l’exercice de ‘construction’
du bonheur se réfère en effet à autrui.
Cette construction se démontre,
se positionne, se classe, se réfère, sur
une base de classification constamment renouvelée : dernière innovation
technologique, dernière publication qu’il faut avoir lue, dernière sortie de
film qu’il faut avoir vu, etc…. une course effrénée sans fin au rythme toujours
accéléré, qui s’apparente de très près à ce levier des plaisirs qui ne durent
pas, activé avec toujours plus de frénésie.
Vivre, expérimenter demande du
temps.
Une nouvelle évidence.
Ce rapport au temps.
Combien d’années consacrées à un
même but avant que ne puisse se concrétiser ce rêve solitaire d’un ‘Europas
Parkas ‘ ou d’un musée de l’ambre ?
Combien de temps pour
l’éducation d’un enfant ?
Combien de temps pour monter un
spectacle de monocycle ?
Combien de temps pour rejoindre
Berlin à St-Pétersbourg à vélo ?
Combien de temps enfin pour
quelques accords de guitare, un masque de bois ?
…
Plus assurément qu’une course
effrénée pour constamment ‘être à la page’ n’en laisse.
…
Comment alors quitter la grande
course des plaisirs ‘partagés’ et s’engager sur ce chemin solitaire de
construction de ‘bonheur’ ?
En commençant par ne rendre des
comptes qu’à soi-même. A se libérer.
S’émanciper de ces guides invisibles,
ces prescripteurs omniprésents.
En commençant par se faire
confiance. S’écouter. Apprendre à se connaître… trouver (ou retrouver) la paix
en soi, afin de ne pas se mettre en danger malgré soi, au fin fond de la Pampa.
En commençant par trouver en
soi, dans ce dialogue solitaire, les sources de joie, de paix et les ressources
pour y accéder par soi-même.
Découvrir ces capacités par
l’expérience.
Ne pas avoir peur !
Se lancer sur un vélo sans
roulettes. Expérimenter.
Malgré quelques chutes, recommencer.
Puis un jour, grimper la côte du village, puis celle du canton… se frotter à
une autre, encore plus importante et ainsi de suite. Faire l’expérience des
échecs. En comprendre les raisons, travailler encore pour repousser ces
limites.
Développer l’autonomie.
'I have eyes..... I
can see,
I have ears... I can
hear,
I have legs.... I can
walk (or ride a
bicycle !),
…
and I have hands..... I can do'
…
Pour reprendre l’expression d’un
célèbre philosophe, à l’image de ces pays baltes, ballottés par l’histoire et
qui ont finalement développé une certaine indifférence vis à vis des grandes
idéologies, tout en garantissant l’essentiel au sens littéral du terme: apprendre
en somme à ‘cultiver son jardin’…
Jamais jusqu’à présent toutes
ces choses ne m’étaient apparues avec une telle clarté, une telle évidence…
Comment en être certain ?
… je ne saurai le dire, et
pourtant, il me semble bien, comme le disais Erik, que… ‘tout est là, sous nos
yeux’…
… et dans nos mains.
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